Thursday, October 06, 2005

Âge, Vieillesse, Empirisme. – (4)

Certains enchaînements donnent l’impression de suivre le rythme d’une horloge affolée, ou la respiration saccadée d’une fin de course ; inspirations et expirations se suivent, plus longues ou moins brèves, et mettent un certain temps à redevenir régulières. Quand nos existences ralentissent, quand l’âge prend sa mesure dans la faiblesse de nos os ou dans les sillons de nos visages, les événements qui nous coupaient le souffle ne sont-ils plus évacués qu’en des soupirs blasés ? Nos larmes, si elles deviennent plus rares, seront-elles plus précieuses ? La peine ne sera-t-elle qu’une simple marque sur un calendrier et l’amour, une habitude douce et fade ?...
Si jeunes, on vit largement au-dessus de nos moyens, il nous faudra vieux vivre légèrement au-dessus de nos facultés. Il est probable qu’en avançant, le temps ne nous donnera pas plus de réponses, mais il est tout autant probable qu’il nous fera nous en approcher. Nos inquiétudes se seront mues en un fatalisme qui aura retenu de nos émotions leurs sursauts exacerbés. Nous souriront, bouche close, le rire rare et ceint de sagesse empirique, la folie soit bridée par notre conscience, soit évadée, détachée de notre raison vacillante.
Certains d’entre nous, dont moi, feront comme Dorian Gray. Nous nierons, par des subterfuges – s’ils étaient pour lui magiques, ils seront pour nous médicaux et chirurgicaux – toute avance du temps, rendant accessoire ce qui devait être inéluctable. D’un membre brisé par un simple mouvement inhabituel, nous dirons qu’il a souffert d’une chute extravagante. Nous ne voyagerons que pour fuir les indices temporels, car les lumières, même adoucies par les verres teintés de nos lunettes, nous attireront toujours. L’ennui sera bon pour les autres, car nous l’aurons déjà assommé par notre hyperactivité sénile, la précipitation d’ « avant qu’il soit trop tard »…
Mais avant qu’il soit trop tard, il ne sera déjà plus. Dans un froid vénitien sans carnaval, dans l’inimaginable silence d’une cour de récréation, nous marcherons le long des rainures de béton éclaté. Joignez les doigts et mettez votre main devant un fort éclairage. Vous verrez, dans la chair rosie par la lumière, de fines veines parcourir vos phalanges. Morts, nous ne serons plus que les vaisseaux sanguins d’un corps universel expulsés par une valve cardiaque. Après le vital voyage initiatique, qui nous aura fait passer par un orteil, par le cerveau ou le foie, nous rejoindrons une nouvelle valve, prêts à repartir.
Où et comment ? Notre imagination seule peut phagocyter les acquis de l’expérience. Notre existence engendrée par le dodécaphonisme infantile, prolongée en symphonies autant qu’il y eut d’années, deviendra ternaire ; et nous valserons, dans la lumière rendue évasive par la frontière close de nos paupières, comme si la musique ne devait jamais plus s’arrêter.
W***

Sunday, October 02, 2005

Imagine, Générique. – (3)

J’allais en Bretagne et je venais de Moulins ; j’avais décidé de passer par Paris, au motif que je ne supporte plus les trains régionaux, leur lenteur et leurs multiples arrêts.

Je suis arrivé gare-de-Lyon vers quatorze heures, mon train pour Nantes était une bonne heure plus tard ; j’ai pris la 14, changé à Bercy ; et à l’arrêt suivant est monté un guitariste, frottant sans conviction les cordes de son instrument, sur lequel un autocollant indiquait, sans discussion possible, Birds are brilliant. Puis, un peu plus motivé, il s’est mis à jouer quelques accords. Au moment où il se mit à chanter (dans un anglais absolument irréprochable qui laissait supposer que c’était sa langue natale) une célèbre chanson d’un hippie débonnaire à lunettes au sujet duquel je dis régulièrement à Marion, pour la faire enrager, qu’il aurait dû être assassiné plus tôt pour épargner les oreilles du monde. Imagine, donc. De John Lennon.

Avez-vous jamais eu le sentiment que certaines scènes de votre vie vaudrait bien d’être projetée sur grand écran, avec des effets de caméra et une musique de fond ?... Avec mon air sérieux, mon bagage de cuir et mon cartable râpé, avec cette musique exécrable mais parfaitement chantée – tonalité, mesures, accords –, avec la lumière pâle et sans nuance des stations à ciel ouvert, j’ai eu l’impression, pendant quelques instants, d’être le héros d’un film dont c’était le générique de fin.

Juste avant Montparnasse, il a brandit un cendrier de métal qu’il a mis sous le nez des voyageurs de la rame. Ma pièce de deux euros était prête ; je fus surpris que d’autres voyageurs, au moins quatre ou cinq, donnent à leur tour une piécette au juke-box humain qui, en guise de remerciement secoua ses cheveux blancs mi-longs.

Je descendis à Montparnasse-Bienvenüe. Je n’aimais toujours pas John Lennon, mais cette interprétation m’avait évoqué de nouvelles images, de nouvelles idées – et cela valait bien deux euros.

W***