Friday, September 09, 2005

Terrorisme, Justice, Facteur humain. – (2)

Voici un échange de mails récents avec Mum.

Elle :

« Voilà, je prends un moment pour t'envoyer ce petit mot !

Je reviens sur les attentats de Londres, et tu vois, ce qui me gêne dans tes études de droit, c’est ta réponse à ma phrase « il faudrait tuer ceux qui ont fait ca… ». Toi bien sûr, tu penses qu'ils ont droit comme tout le monde à un procès, eh bien ce qui me dérange c'est que je ne pense pas que ces gens doivent être jugés pour ça, ils sont quand même responsables de centaines de morts et de milliers de blessés à travers le monde, ils s'attaquent à des personnes sans défense comme toi et moi qui le matin se lèvent, déjeunent, vont à leur boulot tranquillement en se demandant ce qu'ils vont faire le soir même, tiens peut-être un resto... Et boum !, une explosion et c 'est la mort. Ce que je trouve dérangeant dans ton raisonnement c'est que tu puisses penser que ces gens aient droit à un procès, est-ce que eux-mêmes ont laissé une chance aux personnes atteintes par leurs attentats ?... Non! « Evidemment », je t'entends dire d'ici « Elle est facile celle-là... » Enfin bref de toute façon je suis bien contente finalement que tu ne désires pas être avocat car je crois que je ne supporterais pas de te voir dans le rôle de défenseur des droits de ces gens-là... […propos personnels sans rapport avec sujet…] »

Moi :

« Je suis d’accord avec toi, et qui ne le serait pas ?, sur le fait que les attentats sont injustes, gratuits et cyniques. Pour autant, les terroristes, ou du moins les personnes présumées comme tels jusqu’à ce qu’elles en soient convaincues, ont droit, dans n’importe quelle justice de droit commun et d’état respectable, à un procès équitable, j’entends, assuré par une cour complète, avec au moins un juge, un avocat général et bien entendu… Un avocat de la défense. Il ne doit pas y avoir de traitements différents entre deux terroristes, et d’une façon générale, le terrorisme ne peut pas être placé à part. Au dessus, oui : pour les peine d’emprisonnement, pour la durée de la garde à vue (parmi les plus longues avec les affaires de drogue). A part, non.

Tes propos ressemblent un peu à ceux de certaines personnes que l’on entend s’opposer farouchement à la peine de mort et crier au scandale à propos des tortures de la guerre d’Algérie, et qui, après un procès pour pédophilie, voudraient rétablir la peine de mort « juste pour eux » ou au moins, leur faire subir les pires atrocités. Ce n’est pas la justice qui est en perte de vitesse, ce sont les juges, à cause de la pression publique. Ceci est un autre débat, pas très éloigné du nôtre cependant car directement concerné par une éthique sensationnaliste très en vogue dans nos journaux.

Bref.

Nous parlions d’exception. Tu voudrais qu’on fasse des audiences, qu’on forme des juges et des jurés pour des crimes de terrorisme ?... L’exception n’existe, en principe, que parce que la règle est inutile ou inefficace. Les tribunaux d’exception qui ont existé, et considérés comme tels par la terminologie juridique internationale, sont les prémisses des tribunaux pénaux internationaux. Le premier d’entre eux, c’est bien sûr le tribunal qui a mené le procès de Nüremberg. Pourquoi d’exception, donc ? Parce qu’il a eu a juger des personnes ayant commis des crimes définis dans nuls code ou loi, et que plusieurs nationalités étaient présentes sur les bancs des accusés.

Séparer les terroristes de la justice, disons, habituelle, n’est pas une chose à faire et ne peut pas l’être, pour au moins deux raisons.

La première, de jure, c’est que les crimes terroristes sont définis par la loi et punis par elle. Traiter différemment deux cas reviendrait à remettre la loi en cause, ce qui n’est pas permis, sauf par une autre loi (ou la jurisprudence dans des cas bien précis… Mais sûrement pas le droit pénal international).

La seconde, de facto, c’est que traiter différemment (et tout le monde pense, là ou j’écris « différemment », à « plus sévèrement ») des présumés coupables reviendrait, dans l’idée des gens, à considérer différemment leurs crimes. Pour le citoyen lambda d’un pays ou les grands principes de leur Nation sont à peu près distincts, ce serait presque normal (cf. toi, par hasard). Pour les tenants d’une « cause » défendue par des terroristes mis en accusation, ou même plus simplement, par des ressortissants de même nationalité, ou encore, par les adeptes d’un même groupe sectaire, c’est un moyen de monter des revendications en épingle et d’élever les « défendeurs » comme des martyrs (je parle en terme non religieux ; ici, au sens de ceux qui souffrent pour la revendication d’une cause). Et les martyrs ne sont pas bons clients de la justice, car sont finalement l’inverse du résultat souhaité pour rétablir l’ordre ; l’étendard de la « cause » à défendre désormais envers et contre tout.

« Il est mort pour la cause ? Je mourrai pour lui !... », voilà à peu de choses près ce que doivent se dire ces hommes et ces femmes qui ont des explosifs dans leur sac à dos et des détonateurs à la ceinture, au moment de monter dans un bus ou une rame de métro.

Je ne te sens pas convaincue. Je vais reprendre et développer mon propos du début pour te montrer ou je veux en venir.

Pour commencer, il faut être clair : l’origine de toute chose, c’est l’idée. A cet égard, toute idée existe vraiment du moment qu’une personne l’énonce et qu’une autre l’écoute. L’idée n’est qu’à partir de l’instant où elle trouve contradiction ou confirmation ; étrangement la confirmation, si elle permet une subsistance dans le moment présent, ne permet pas d’envisager une persistance de l’idée sous autre forme, très galvaudée, de la maxime dont l’efficacité réside en son absolue simplicité (et légèreté).

La véritable idée persiste si elle est contredite (pas forcément aussitôt, mais au moins dans un délai proche de son émission) ; il restera alors, pour le futur, un débat sur l’idée et pour le passé, la naissance d’un nouveau courant philosophique par exemple ou pourquoi pas, d’une nouvelle école.

Mais alors, qu’est-ce que cette cause que j’évoquai un peu avant ? Avec le terrorisme, puisque c’est notre exemple – mais de nombreux autres sont envisageables dans ce qui va suivre –, la cause résulte de certaines raisons et engendre une action circonstanciée : en général, la cause prévoit des actions visant à réduire les effets habituels de sa manifestation (si on réduit les conditions d’existence d’une cause en agissant pour ou contre elle, elle tend à disparaître, ainsi que ses actions, sauf à titre préventif) ; en particulier, la cause est une théorie qui doit être assenée au plus grand nombre par la pratique, en l’espèce donc, par des actes terroristes aux raisons parfois insondables, du fait de la survenance de ces actes.

Pour schématiser très grossièrement, et résumer brièvement ce paragraphe qui est déjà très réducteur, voilà ce qu’est une cause :

I. En général : la version de la société, de l’Etat, du gouvernement, du plus grand nombre

  1. La cause est manifestation de faits antérieurs : en général il s’agira par exemple de dysfonctionnements, d’incohérences, le plus souvent d’ordre matériel. Ces faits engendrent un problème d’ordre public (sécurité, santé, etc.) qui justifie la réduction de ces faits.
  2. Au nom, donc, de cette cause, l’ « autorité » (en tant que simple concept ici) va mettre en œuvre ses prérogatives (de puissance publique, par exemple) pour atténuer le problème causé par la cause en agissant sur ses raisons.
  3. Résultat : « La stabilité est assurée », pour reprendre un vers de Victor Hugo.

II. En particulier : la version d’un groupuscule, d’une autorité autre que celle de l’Etat, de ses dirigeants, du plus petit nombre

  1. La cause est manifestation de faits antérieurs : en particulier il s’agira de revendications politiques, religieuses, ethniques, etc. Nous ne discutons pas ici des revendications dans leur moralité, leur éthique, leur bien-fondé : nous les posons comme inhérentes à la création d’une cause particulière, et le plus souvent, d’ordre sinon intellectuel, au moins psychologique. Ces faits engendrent un problème d’ordre sociétaire (au sens global de la société composée de tous les individus), au niveau privé, donc.
  2. Au nom de cette cause, ceux qui la soutiennent vont envisager un ou plusieurs moyens de la faire accepter par le plus grand nombre. Ces moyens vont de la communication pure (tracts, affiches), à l’incitation à réagir (pamphlets, manifestations), en passant par l’endoctrinement (cas des sectes, des églises non reconnues) et en aboutissant, comme c’est le cas en l’espère, à la violence : crimes divers, attentats, etc.
  3. Résultat : le désordre est établi (d’après un autre vers de M. Hugo).

Dans ce bref récapitulatif, nous avons évoqué les mécanismes de la cause ; ses possibles raisons a priori et ses manifestations a posteriori.

Ce qui distingue les deux parties, c’est le cadre dans lequel la cause intervient. Dans la partie I., c’est une cause générale à laquelle le plus grand nombre est soumis. Ainsi, une catastrophe naturelle est une cause qui soumet les victimes à de graves conséquences (maladies, famines,…) jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Dans la partie II., la cause est particulière, elle n’implique qu’une faible proportion de personnes éventuellement concernées par une cause générale. Prenons un exemple très bête : si la France, à la suite du récent tsunami (cause générale), avait parachuté comme rations de survie du jambon d’Auvergne et des cubis de Cabernet-Sauvignon sur des territoires majoritairement musulmans, la famine se serait sans doute stabilisée mais n’aurait pas diminué (cause particulière).

Dans cette mesure, ce qui distingue une cause tolérable d’une cause intolérable, c’est l’adhésion ou non de personnes qui sont convaincues de son existence. Si une cause met en jeu un intérêt général (l’emploi, la santé), on peut supposer que les possibilités mises en œuvre pour la réduction de ses effets seront plus efficaces car cette réduction concerne un grand nombre de personnes qui trouveront un intérêt personnel autant que général à la soutenir. Si une cause met en jeu des intérêts privés (de tous ordres : économiques, politiques, ainsi de suite), ses raisons n’auront d’effets (dans un premier temps, au moins) que sur les personnes immédiatement concernées par cette cause.

Toutefois, la validité d’une cause repose, en termes de résultats, moins sur son appréciation que sur son intérêt. Exemple, les contribuables apprécieraient de payer moins d’impôts, mais ils n’auraient pas intérêt à le faire car l’Etat fonctionne en partie grâce à ses impôts qu’il redistribue sous différentes formes. Nous entrons alors le principe qui rend les causes valides ou non : l’idée, dont nous avons précédemment survolé une définition.

L’idée (nous l’avons dit à un autre sujet) ne peut pas rester pure, du moment qu’elle est soumise à un jugement de valeur ; notons au demeurant qu’une idée qui fonctionne efficacement aura subit, avant sa mise en pratique, de considérables remaniements, apports, coupes sombres, rajouts.

La seule idée qui reste pure, c’est celle qui est indéfiniment intacte, du moment de son énonciation au moment de la mise en pratique des moyens de sa dispersion. C’est paradoxalement celle qui est la plus dangereuse. Ainsi, qu’est-ce que le sectarisme ou le terrorisme ? C’est la dispersion d’une idée qui n’a pas été le sujet de contradictions ou de réflexions. Approximativement, nous pouvons dire qu’une idée dont les instigateurs ne veulent pas qu’elle soit contredite aboutit à une cause élémentaire conduisant au terrorisme ; et qu’une idée dont les instigateurs ne veulent pas qu’elle soit réfléchie aboutit à une cause complexe conduisant au sectarisme. Tout ceci devrait faire l’objet de longs développements, mais je pense que tu saisis l’idée générale.

Pour en revenir à la justice, et tout en closant mon propos, il n’appartient pas aux juges de dire si une cause est valable ou non mais plutôt, et toujours à mots couverts, de déterminer si l’idée qui est à l’origine de cette cause s’inscrit ou non dans un cadre légiféré. En dépit de cette détermination, la justice se penchera d’avantage sur les moyens mis en œuvre pour l’affirmation de cette cause, puisque la pratique de ces moyens peut être proportionnée à une peine (de prison, notamment). L’ultime contradiction d’une cause générale face à une particulière, c’est que les effets de la première prime sur les raisons de la seconde. Il y a un caractère éthique qu’on peut opposer à des actes de terrorisme : tout simplement, c’est mal de tuer des gens parce qu’ils sont d’une culture, d’une religion différente ou parce que leur gouvernement ne plaît pas à une cause terroriste. Dès lors, les causes particulières seront toujours jugées dans un cadre général, et c’est ce qui fait la force d’une justice : en n’accordant pas la particularité d’un procès aux tenants d’une cause, la société n’accorde pas à cette cause la place qu’elle tente de se faire par les actes divers et variés qui ont conduit à des arrestations et des procès. La seule exception envisageable résiderait dans la dureté et l’incompressibilité d’une peine ; résiderait, car il ne s’agit pas d’une exception tant qu’elle découle de l’application d’un texte. Injustifiée dans un cadre global, et dans un ordre idéal, cette cause est vouée à disparaître. Glorifiée dans un cadre fermé, et dans l’ordre actuel, les raisons de cette cause produisent les effets que l’on connaît.

La liberté de penser est indispensable, bouleversante, inconditionnelle, mais pas inquiétante. Ce qui est inquiétant, ce sont certains moyens mis en œuvre par des penseurs fascinés pour la matérialisation d’une pensée pure.

Dis-moi ce que tu en penses. »

Nous avons conclu en constatant que nos points de vue se séparaient sur deux plans, et qu’ils étaient donc tous les deux valables indépendamment ou même en opposition.

W***