Thursday, March 06, 2008

Les heures... et les années

Je ne sais pas dans quelle mesure Virginia Woolf a influencé, ou inspiré, mon écriture. Je suis à peu près certain que j'écrivais sur les mêmes sujets qu'elle – le temps, sa fuite et ses effets – avant de la lire, mais je ne suis pas sûr de ne pas avoir changé ma façon d'en parler après.

J'ai lu la nouvelle version des Années, plutôt, la version revue et parue il y a peu. J'expliquais récemment à un ami que le "problème", avec les traductions de Marguerite Yourcenar, c'était qu'on n'était jamais tout à fait certain de savoir où commençait le talent de traductrice de l'une et finissait celui d'écrivain de l'autre. C'est une bonne chose, je crois, que les traducteurs ne soient pas eux-mêmes des auteurs, des auteurs tout à fait indépendants j'entends (on sait qu'en éludant, à la traduction, certaines pages de gros livres, les traducteurs doivent inventer la transition entre ce qui précède et ce qui suit).

Les Inrocks revenaient récemment (dans le numéro qui consacre, d'ailleurs, une article à Annie Ernaux et ses Années à elles), au sujet de la nouvelle traduction des Confessions de Saint Augustin – et rebaptisées pour la peine les Aveuxsur la célèbre phrase « traduire, c'est toujours trahir un peu. »

La traduction a l'avantage de ses inconvénients : on peut toujours la dépasser. Les puristes liront donc Virgina Woolf dans le texte et c'est bien le problème : ils n'iront pas au-delà du texte "littéral", ils n'auront pas l'ubiquité de la traduction.

Je vais prendre un exemple récent. Pour le « Casse-toi, pauvre con » (qui a rendu l'actuel président français encore plus célèbre que le précédent avec son « What do you want ? Do you want me to go back to my plane ? »), j'ai lu trois ou quatre traductions différentes en Anglais, et au moins deux en Italien. Toutes renvoient sensiblement à l'énoncé suivant :

Toi – partir – {car} moi pas apprécier toi

Ce qu'on pourrait remettre en forme en :

« Ce propos qu'est le vôtre, monsieur, vous déshonore, et je souffre que vous deviez vous retirer pour vous épargner mon ire. »

Il n'y a donc jamais de sens brut, au-delà des simples constructions sujet/verbe/complément/point, parce que la construction syntaxique donne un autre sens ou plutôt, le complète grâce au style. Ceci est vrai, et réductible, jusqu'à la plus courte expression de l'intention : le titre. Mrs Dalloway aurait dû s'appeler Les Heures et pour Les Années, Virginia Woolf avait en tête deux ou trois autres titres, comme Les Pargiter, du nom de la famille dont elle romance la généalogie.

Pourtant Mrs Dalloway a supplanté les Heures, et aux Heures ont succédé Les Années.

Pour évoquer Mrs Dalloway et son inscription dans le temps, et pour traduire le passé composé de « Virginia Woolf » (le personnage) dans le passé simple du personnage Laura Brown et le présent proche du personnage Clarissa Vaughan, le réalisateur Stephen Daldry n'a pas appelé son film Mrs Dalloway (ç'aurait été très exagéré) mais a repris le titre du livre de Michael Cunningham, The Hours ; comme si ce dernier, en reprenant ce qui était le titre initial du livre de Woolf, faisait un nouveau travail de traduction sur son sens, qui devient plus exactement une évocation sur l'histoire (au sens de plot, la trame) ; les heures qui s'écoulent le temps de la soirée de Mrs Dalloway sont celles que met Laura à lire le récit de cette soirée, mais elles sont aussi celles que met Clarissa à préparer une soirée qui n'aura pas lieu – et destinée à célébrer un poète couronné d'un prix. Mais, comme dans le livre, ou comme s'il s'agissait de l'intrusion d'un reflet de l'écrit dans le filmé, le poète meurt.

Why does someone have to die ?”, demande sa nièce au « personnage Virginia Woolf » dans le film, au cours d'un dialogue imaginaire ; car dans le livre, la mort du poète est pour ainsi dire anodine, alors qu'elle est un ressort du film (raison, parmi d'autres, qui auront fait dire aux critiques que le film – pas plus que le livre de Cunninghamne sont ni pertinents, ni exhaustifs). Why does someone have to die ?... Pour qu'un mort d'un intérêt secondaire dans le passé soit mis au premier plan dans le présent.

Les heures de Mrs Dalloway sont les années de Virginia Woolf, elles se sont mues dans une joie brutale, comme le sont parfois certains moments d'anxiété ; Virginia écrit le livre, Laura lit le livre, Clarissa reproduit l'histoire du livre et Stephen Daldry propose une vision de l'écoulement de l'ensemble. Nous avons : texte qui est réalité ; puis : lecture qui est interprétation ; et enfin : traduction qui es réécriture. Réel, traduction du réel, interprétation du réel, falsification du réel vers la détermination d'un « second état du réel », qui tient sa force des détails insignifiants du « premier état du réel » mis en exergue ; les heures devenues les années.

W***