Tuesday, March 20, 2007

Le secret de Monsieur Dupont

Lorsque Monsieur Dupont s’est levé, ce matin, le ciel était bleu. Il y avait eu par ici, le week-end passé, un orage qui avait ravagé le ciel et nettoyé les étoiles. Et ce matin, naturellement, le ciel était bleu.

Monsieur Dupont s’est levé.

C’était un jour comme un autre pour Monsieur Dupont, un jour comme les autres, c'est-à-dire presque pas comme les autres, pour n’importe qui d’autre que Monsieur Dupont : la somme des quotidiens donnait rarement un résultat hebdomadaire égal à celui de la semaine passé, mais ça, Monsieur Dupont ne le savait pas, parce qu’il n’y avait pas encore réfléchi, mais cela viendrait sûrement.

Monsieur Dupont s’est levé, il s’est étiré en regardant les livres qu’il y avait partout autour de lui. (Monsieur Dupont lit beaucoup, ce qui lui permet de donner beaucoup de réponses aux questions que les gens lui posent.) Il s’est demandé ce qu’il allait lire aujourd’hui.

Monsieur Dupont est presque content d’être chez lui. Il a passé quelques très bons jours chez un ami, dans une petite ville aux murs de calcaire, aux églises alvéolées, aux pavés irréguliers. Il a un peu travaillé, il a lu, il a regardé la télé avec son ami. Il ne s’est pas réveillé, comme beaucoup de matins, en ce demandant qui il était, pourquoi il l’était, et s’il était vraiment. Il ne s’est pas couché avec les mêmes questions, avec la même angoisse de ne pas avoir assez réfléchi pour y répondre.

En rentrant, hier soir Monsieur Dupont a regardé des photos (Monsieur Dupont a beaucoup de photos.) Il s’est rendu compte que dans beaucoup de boîtiers, il en manquait certaines, pas de lui, mais les plus réussies des autres. Il s’est alors rappelé que les photos les plus réussies, il les rangeait ailleurs. Il les cachait, peut-être. Certaines autres avaient été données aux personnes qui figuraient dessus, et qui ne s’y trouvaient pas mal, et qui voulaient, autant que Monsieur Dupont qui les avait prises, les conserver comme une trace d’un temps – dans un cadre aux coins blessants (et dans un autre temps, la photo blessera plus que ces coins polis par l’usure), dans un album aux pages collées par l’oubli ; dans un carnet, peut-être, où les époques ont survécu dans des dates, ou les souvenirs sont révolus par le drame de leur fin.

Cette nuit, Monsieur Dupont s’est réveillé tout doucement. Il n’avait pas rêvé. Il n’avait pas soif. Il s’était juste réveillé. Monsieur Dupont s’est levé sans bruit, il est allé dans son salon. Dans le grand cendrier en onyx vert de son grand-père, il a déchiré quelques photos, il a gratté une allumette et a mis le feu aux fragments de papiers. Les flammes bleues et vertes ne se sont pas propagées comme il l’aurait voulu, alors Monsieur Dupont a récupéré les restes calcinés et les a mis à la poubelle.

Ensuite, Monsieur Dupont a pleuré. Pas très longtemps, juste assez pour se sentir bête pour des photos. Puis, fatigué, Monsieur Dupont s’est recouché, presque apaisé.

Hier, à la gare, Monsieur Dupont a eu l’impression qu’étendu sur le quai, il aurait sans doute été apaisé. Et sur la voie ? Il y a pensé aussi, Monsieur Dupont. Et puis il s’est dit qu’il ne voulait pas salir sa veste blanche, ni rater le passage d’une amie le soir même chez lui.

Monsieur Dupont a des amis, et ses amis ont des amis aussi, parmi lesquels Monsieur Dupont. Mais Monsieur Dupont, en regardant ses photos hier, en les brûlant cette nuit, en regardant le ciel bleu ce matin, en mangeant son sandwich à midi, a eu l’impression qu’il aurait été mieux sur un quai, endormi.

J’avais le nez en l’air, je m’étais demandé :

Avec deux yeux en plus, serais-je plus heureux ?

Autant pour voir l’Hiver que pour voir en Eté

Les orbes du refus, les astres lumineux ;

Regarder chaque jour les monstres nés et morts

La guerre et le désir, destinés et sursis

Et perdurant toujours, dans l’âme et dans le corps,

L’amer et le désir, leur estimée survie.

Ce soir, Monsieur Dupont avait une réunion. Quelques rayons de soleil crevaient les nuages qui colmataient de leur ouate, depuis quelques heures, le lisse céruléen du matin. Sur le front de Monsieur Dupont, le soleil est passé ; Monsieur Dupont a ralenti son pas, il a souri comme quelqu’un qui connaît un secret. Dans un bus qui passait à côté, des gens ont sans doute regardé Monsieur Dupont comme s’il était un autre parmi d’autres. Mais Monsieur Dupont n’est pas n’importe qui. Il est Monsieur Dupont. Et s’il y a dans le bottin plus sûrement de Dupont que de personnes dans ce bus, il n’y a qu’un seul Monsieur Dupont comme lui, et aujourd’hui, Monsieur Dupont connaît un secret.

Quand il est parti de la réunion, ce soir, Monsieur Dupont a dit à deux de ses collègues :

« Quand vous partirez, prenez cinq minutes et regardez le parking. »

Car quand Monsieur Dupont était arrivé, le vent balayait les inflorescences duveteuses des marronniers, celles précipitées par la pluie la veille et séchées par le soleil aujourd’hui. Et dans la lumière descendante de ce soleil qui, aujourd’hui, brillait pour Monsieur Dupont autant que pour les marronniers, le vent soulevait leurs fleurs, si bien que Monsieur Dupont avait cru, un court instant, qu’il neigeait depuis le sol.

Mais ce n’était pas possible. S’il devait neiger du bitume, les flocons seraient de goudron, s’était dit Monsieur Dupont.

J’avais des yeux fermés que j’aurais pu ouvrir

Il est trop de laideurs pour trop peu de beautés ;

Des multiplicités qu’on n’a pas su m’offrir.

Je deviendrais aveugle et tous les yeux crevés.

Ce soir, Monsieur Dupont se couchera comme d’autres soirs, comme d’autres Messieurs Dupont. Il songera sûrement au footing qu’il fera quand le jour sera demain à peine levé, ou à son travail demain après-midi, ou à son amie qui passerait prendre le thé demain matin.

Monsieur Dupont pensera sûrement qu’il se réveille comme un autre jour, mais Monsieur Dupont n’a pas compris qu’un autre jour était différent, et pas identique.

Peut-être Monsieur Dupont comprendra-t-il demain. Ou peut-être pas.

Œil voit aussi les cœurs.

J*
Posté le 25 mai 2005 sur http://willywalt.spaces.live.com/