Sunday, May 28, 2006

Presse-purée

Parfois, je n’écris avec en tête qu’une phrase, qu’une expression, qu’un mot à caser. J’ai toujours eu des petits carnets, toujours commencés, jamais finis, car toujours attiré par d’autres carnets à la couverture plus sombre, ou plus brillante, bref plus plaisante ; comme si je me pliais à ce présupposé qui se vérifie toujours, que l’habit fait le moine, que l’odeur du bouchon renseigne sur le fond de la bouteille et qu’ainsi, si la reliure du carnet est réussie, ce que j’écrirai à l’intérieur le sera sûrement tout autant.

Mon dernier carnet, je l’ai acheté il y a deux mois. Je lui ai donné un titre, afin de savoir, déjà, moi, ce que j’allais y mettre. Je me rappelle que j’avais eu un petit Moleskine dans lequel j’écrivais des alexandrins, ou des fragments d’alexandrins, ou parfois simplement deux expressions jumelles aux rimes agréables.

Et j’ai acheté un autre carnet, et je lui ai donné un nouveau titre : Pensées superflues, non-dits et autres absconseries. Des pensées, superflues pour figurer dans un écrit plus long et surtout, complètement dénuées d’intérêt, des non-dits comme ces phrases qui nous restent en travers de la gorge ou sur le bout de la langue, qu’on ne prononce pas par oubli, par politesse ou par crainte ; des absconseries – et au passage, un barbarisme – sans queue ni tête.

Ainsi :

La constance est un aveu de faiblesse.

Quand tu comprendras que les personnes, ou les choses, pour lesquelles tu t’étais avili n’en valaient pas la peine, ou n’existent plus, il sera trop tard.

C’est à en perdre ses fraises.

La constance, oui, est un aveu de faiblesse, du moins probablement, et c’est un instable qui vous le dit. Mais pour le reste ? On ne perd pas ses fraises aussi facilement que ses boutons de manchettes, pas plus qu’on ne s’avilit avec la régularité si curieuse qu’on finit par considérer comme une souhaitable ou regrettable concession.

La constance. Cette fascination trouble, ce dégoût envieux. Le désir de tout faire avec une exécrable régularité, de tout programmer avec l’assurance de son terme tel que choisi, tel que voulu, pensé auparavant. La constance et sa terreur de faille, son stress permanent de la mouche Brazilienne qui fait se tromper une machine dans l’impression d’un mot. Car ne croyez pas que la constance se pose sur les êtres comme un don sacré. Elle n’a de sacré que le goût du sacerdoce, de cette certitude absolue qu’elle est la vraie solution d’une existence maîtrisée, et pas une solution parmi beaucoup d’autres existantes, de la pire et à la meilleure, voire, horreur absolue, son contraire.

En rentrant de France, j’ai rapporté dans mes bagages Têtu et Science et Vie (avec, si vous vous rappelez, un saucisson et des gâteaux secs). Il me fallait un peu de lecture, puisque j’ai fini le tome I des Mythes grecs de Robert Graves. J’ai commencé par Têtu et je l’ai vite posé. Je n’ai pas aimé. Ou alors, je n’aime plus. En lisant ces « témoignages » collectés en un odieux dossier intitulé « Au secours ! Mon copain est plus beau que moi ! » (pp. 94-98), je me suis demandé si c’était une farce, et non, tout ceci est authentique, vérifié, publié, illustré, conclu par un test qui, en quinze réponses, vous assène que vous êtes trop beau, ou trop moche, ou dans une impeccable moyenne, ceci avec la conviction d’une pythonisse gavée de laurier et abrutie par les vapeurs méphitiques d’un sous-sol gazeux – car oui, paraît-il que le temple de la Pythie de Delphes se situait au-dessus d’une faille volcanique d’où s’échappaient des gaz toxiques, qui lui donnaient, en plus des effets de la mastication des feuilles de lauriers, de quoi faire prononcer des borborygmes hallucinants que des prêtres interprétaient comme des augures.

Je suis sorti avec un garçon, à une époque, particulièrement replet. Ca n’a pas duré très longtemps. Un jour – une nuit, plutôt – il m’a demandé : « Pourquoi tu sors avec moi ? Je suis gros. »

Je n’avais pas de réponse. Je crois qu’il l’a pris comme un soulagement.

Trente pages plus tôt, le magazine vend une publicité d’un produit révolutionnaire qui vous ôte, moyennant une somme probablement modique, 20% de ce petit graillou sur lequel on s’endort si confortablement, le dimanche après-midi, en regardant la Saga de M6 – bordel, voilà que je me mets à écrire comme ces mufles qui s’interrogent sur la garantie constitutionnelle des droits des homosexuels aux Etats-Unis (pp. 60-61), avant de vous faire de la pub pour Québec, assurément une « ville romantique », puisque notamment présentée en ces termes : « Découvrez le faubourg Saint-Jean-Baptiste, très fréquenté par les membres de la communauté gay, respirez l’air frais sur les plaines d’Abraham où les gars de la province s’adonnent aux joies des sports de plein air. A la nuit tombée, vue imprenable sur le Saint-Laurent et rencontres assurées pour les amateurs de chasse à l’ours » (p. 63) ; tout ceci en se demandant un peu plus loin si « Les filles, ça sait jouer au foot » (p. 84) et en expliquant enfin, si vous faites plus de trente et un point au test mentionné plus avant, que « votre vie sentimentale est un chaos total et vous finissez souvent seul au fond d’une backroom bien sombre ou personne ne vous verra et ne vous jugera pour votre physique », qui va avec une conclusion politiquement correcte et longanime : « Qui a dit que la beauté était forcément un cadeau ? », qu’on peut traduire par « Être moche c’est pas cool, alors soyez cool avec les moches parce que même si vous êtes beau et surmembré, c’est comme pour les moches, c’est pas de votre faute. Assumez. » Tout ceci sent bon la bonté et la compréhension qu’un journaliste évoque dans un article intitulé « Des livres pour la tolérance », page 50, oui, la page juste à côté de la pub de la poudre qui fait perdre sept kilos en trois heures de sommeil, un peu avant la rubrique bricolage « La méthode pour poser votre anneau gastrique vous-même » et juste après le listing des autobronzants (p. 44) à ne pas manquer pour ressembler aux gâteaux carotte-orange de Mulino Blanco (merci Barilla), mais probablement pas au poster-boy qu’on vous présente comme un pilote de ligne, vingt-quatre ans, qui aime le skate et le surf et qui n’a sûrement que ça à faire, se raser le torse et poser pour Têtu.

Têtu n’en finit pas de ressembler à un autre magazine que je critique de temps en temps, L’Hebdo, que reçoit mon colocataire suisse : les deux sont beaucoup trop chers pour leurs contenus (5€ le premier, 2.50 FS le second, soit 3.50€ - et c’est un hebdomadaire), ils visent un public-cible bien précis et surtout, surtout, font en sorte que les personnes qui n’en font pas partie ne puissent pas s’y intéresser. Les homos – un peu les lesbiennes, mais surtout les homos – d’un côté, les Suisses romands de l’autre. « Quel avenir pour le cinéma gay ? » d’un côté, « Les cent personnalités qui font la suisse romande de l’autre » (genre « les cent personnes les plus riches du monde » de Forbes, « les cent accessoires de l’année » dans Vanity Fair, « les cent gadgets les plus dingues » de Picsou Magazine). Dans L’Hebdo tout n’est pas à jeter car heureusement, il y a les dessins de Mix et Remix qui déjà me faisaient rire parce qu’ils étaient repiqués dans Courrier international ; ma mère m’avait abonné, c’était il y a des siècles. Maintenant c’est moi qui abonne mes parents au Monde parce que même avec le câble, ils ne supportent plus les journaux télévisés.

Ces deux magazines sont écrits en Français mais je n’ai plus l’impression de parler leur langue. J’ai envie d’arracher les pages une par une et de faire des collages, juste en me servant des couleurs pour donner de l’allure au plafond de ma chambre, juste assez haut pour que je ne puisse plus lire le texte. Ou alors, inviter des amis à faire avec moi des petits bonhomme en papier mâché qu’on pourrait disposer en rond en se fouettant pour calmer le courroux de la mémoire souillée de Gutenberg, puis brûler en invoquant le pardon des centaines d’arbres qu’on a arraché pour publier ces torchons.

Pendant ce temps, Science et Vie me donne des idées pour mon prochain roman en me parlant de « la nouvelle donne de la conquête spatiale » (pp. 108-117) et de « la bibliothèque virtuelle universelle » (pp. 119-126), et The Economist rapporte que François Pinault gère ses œuvres d’Art comme il vend du taboulé en conserve : “I run my art collection like my businesses”.

Je vais faire une sieste et tâcher de retrouver Alice.

W***