Sunday, June 04, 2006

Anecdote du 30 mai

Aujourd’hui, dans le bus, s’est passé un événement de trois fois rien qui m’a renvoyé des années en arrière. (Je reste toujours autant traumatisé par cette impression que je me suis volé des années en les transformant en vent, en dispersant mon temps dans des occupations terrifiantes de vacuité – qu’elles fussent vaines et chargées d’espoir, autant qu’inutiles mais pourtant incontournables, au moment de leur déroulement.)

Un événement qui, sans doute, me serait passé inaperçu si mon lecteur MP3 n’avait pas buggé sur le Kyrie de la messe en si de Schubert, et ainsi forcé a voyagé, horreur absolue, les oreilles seulement pleines des bruits de la route et conversations environnantes. Deux arrêts plus loin sont montés dans le bus deux adolescents, peut-être à peine majeurs ; très fins, très jolis, mais hélas le genre qui me donnent envie de les taper simplement parce que la nonchalance, le détachement qu’ils émettent me renvoient à mes propres excès d’inanité – de les taper aussi parce qu’ils s’habillent « rebelles », avec des vêtements trop grands et souvent sales, qu’ils ont des trous dans les oreilles, dans le nez, les lèvres, bref partout, des cheveux de toutes les longueurs, voire des dreads qui sentent le haddock fumé ou le vieux chèvre.

Envie de les taper, quand ils parlent mal de leurs parents en se donnant un genre, ou quand ils ouvrent des pochettes pleines de croquis, de grafs, que sûrement ils reproduisent en grand la nuit venue sur les murs de la capitale, se prêtant donc à cet exercice qui consiste à ne pas dormir, à rater son bac et à se rebeller contre la société et ses parents, qui, rappelons-le, ne comprennent rien.

Immanquablement, en regardant les dessins sortis de la pochette, l’auteur a présenté ses œuvres tandis que son comparse les commentait. L’auteur était le prototype mentionné plus haut, avec cependant une paire de lunettes qui contrastait un peu avec l’allure générale. Le comparse était du même acabit, avec cependant moins de dreads, pas de lunettes, un air un peu « délicat » et surtout, un stretching du lobe proprement terrifiant.

Les dessins présentés ne valaient bien sûr pas un clou, mais l’auteur en était fier, les dessins ne valaient bien sûr pas un clou et le comparse le savait, on lisait sur son visage un mélange de concentration (« Mais qu’est-ce que je vais pouvoir lui dire ? ») et d’empathie (« J’aurais fait autrement mais c’est pas si mal »). Puis, il en a dit du bien, sans non plus exagérer, en relevant quelques défauts mais avec tout de même un sorte d’encouragement dans le ton. En feuilletant d’autres dessins, il est tombé sur deux photos, et il m’a semblé que les traits de son visage se sont durcis, très modérément, peut-être l’ai-je seulement imaginé.

« C’est ton ex ?

-Oui, c’est Carla. »

Elle avait l’air jolie ; l’auteur (et ex) semblait absent et perdu dans le nouveau gribouillis qu’il mettait à jour, tandis que le comparse, l’air mi-peiné, mi-contrit, continuait de regarder la photo, avant de les remettre soigneusement entre deux « dessins » de la pochette.

Et soudain, ce fut évident, parfaitement évident. Je me suis revu des années auparavant avec un garçon dont je complimentais les manifestations, simplement pour m’attirer sa sympathie, et seulement sa sympathie parce que je savais que rien n’était possible, que déjà pour lui, il y avait une Carla, un « principe de Carla » dans l’air, et que cet air n’était pas le mien.

Se doute-t-il, le dessinateur, que son pote rêve de lui ? Probablement pas. Imagine-t-il ce que subirait cette pauvre Carla si elle avait la mauvaise idée de monter à l’arrêt suivant ?...

J’ai repensé à cette terreur adolescente, à cette incompréhensible jalousie qui me brûlaient les nerfs quand une Carla ou n’importe qui d’autre s’approchait de mon « concept de dessinateur raté » ; je trépignait en cours parce que nous n’étions pas dans la même classe et une fois devant lui, j’étais con comme une adolescente devant sa star préférée.

Il restait une demi-feuille de papier et il a voulu dessiner à son tour, avec un talent probablement au moins égal à celui de son camarade… Mais pas de stylo. Ainsi était-il condamné à regarder œuvrer ledit camarade, en émettant de temps en temps des petites exclamations ravies et encourageantes.

Alors je lui en ai prêté un, un beau stylo Université d’Auvergne qui, à moi aussi, me sert à gribouiller sur des carnets en m’imaginant que je suis un artiste incompris.

Il n’a pas perdu son temps à prendre un air incrédule. Mes multiples trous, oreille et arcade, lui ont suffit à comprendre que nous avions quelques (mais alors, pas beaucoup) affinités en commun, et qu’il pouvait accepter mon stylo sans rien craindre. « Grazie », m’a-t-il lancé jovialement, avec un charmant sourire qui m’a laissé supposer une torture passée chez l’orthodontiste – mais lui pensait déjà sûrement au retard qu’il devait rattraper, à faire tout plein de petits dessins immondes et bien entendu, un peu plus immondes que ceux de son pote pour que ce dernier conserve son statut à la fois iconique, absent et frustrant et surtout, tellement inaccessible.

J’aurais voulu lui laisser mon stylo et répondre « Ma figurati ! » quand il m’aurait répété un autre gentil « grazie » tout en dents blanche et parfaitement alignées. Mais ils sont descendus avant moi, alors il me l’a rendu, et j’ai quand même eu droit à un grazie, et un autre sourire, un peu étrange, peut-être seulement poli, peut-être conscient qu’un je-ne-sais-quoi lui avait, l’espace d’un instant, permis d’exister dans la discipline de son amoureux mais indépendamment de ce dernier.

Peut-être tout cela, ou peut-être un peu, ou pas du tout ; mais cela m’a plu de l’imaginer.

W***

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